Petite révolution sur le blog, j'en profite pour mettre une, des chroniques de livres et bandes dessinées lues récemment.
A la base, ces chroniques sont plutôt destinées aux "persistances rétiniennes", un blog à plusieurs main mais que j'ai un peu délaissé par manque de temps. Je me pose la question de savoir si je ne vais pas arrêter ce blog au profit d'une centralisation de presque toutes mes chroniques ici, sur les "chroniques visuelles". En attendant que je me prononce finalement, on peut dire qu'on est dans une phase de transition....
Première chronique qui entame cette nouvelle catégorie, Orson scott Card.
Enchantement - Orson Scott Card. (1999)
Au
coeur de la forêt Ukrainienne, le petit Ivan découvre une jeune fille
endormie sur un autel. Une présence inquiétante le pousse à s'enfuir.
Des années plus tard, Ivan revient sur les lieux. Cette fois, il ose
embrasser la belle... Et se retrouve précipité mille ans auparavant,
dans un monde parallèle où la sorcière Baba Yaga fait peser une
terrible menace.
"Enchantement" justifie bien son titre
puisque premièrement la lecture en est d'autant plus agréable qu'il est
le premier roman que je n'avais lu depuis fort longtemps, je renoue
donc en douceur avec la lecture et c'est un véritable plaisir.
Deuxièmement, je renoue également avec Orson Scott Card, auteur que je
lisais beaucoup au collège et début du lycée (avant de me détourner
pour lire des choses plus... glauque comme "Le festin nu") et pilier de
ma bibliothèque SF (je n'ai pas ses livres qui sont orientés plus
"Héroïc-fantasy" comme les chroniques d'Alvin le Faiseur
par exemple, celà est donc la première oeuvre de fantasy que je lis de
lui) et je suis agréablement surpris de voir que son style de conteur
est resté des plus intacts. D'autant plus que le livre n'est pas un
nouveau cycle en 12154 tomes et quelques comme La stratégie Ender ou Alvin, c'est
juste un seul tome. Et si on accroche suffisamment, ça se lit vite et
bien.
Le livre est un prétexte à revisiter les contes de fée
dans le décor slave sous différentes approches puisqu'on a non
seulement la vision d'Ivan (20e siècle) puis, successivement de
Katharina (10e siècle), dès qu'elle est libérée de son sommeil
millénaire (mais pour elle, seulement quelques mois ont passés dans le
royaume).
Evidemment c'est une princesse, et évidemment, pour lever la
malédiction de Baba Yaga, il faut qu'Ivan l'épouse et lui donne un
héritier.
Evidemment, c'est plus facile à dire qu'a faire quand on lit
un conte pour les enfants, mais quand une personne des plus
rationnelles, adolescent ou adulte se retrouve dans un simili Moyen-âge
peuplé de gueux, de boue, d'esclaves quasi-nus, de rustres et j'en
passe, c'est largement plus dur.
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Petit extrait du chapitre sur Baba Yaga qui suit le chapitre 7 : "Conspirations".
Baba
Yaga a elle aussi des chapitres qui lui sont dédiés, permettant d'avoir
en plus, le point de vue de la "méchante sorcière" où l'on sent que
l'auteur s'en donne à coeur joie pour brasser les mythes avec humour.
"Yaga
trouva son mari en train de déchiqueter une jambe humaine. C'était
dégoûtant : l'ours avait la fourrure couverte de sang et il mettait de
la viande partout; d'un autre côté, les ligaments, les tendons et les
veines s'étiraient puis claquaient avec des sons intéressants. Du coup,
Yaga regretta qu'Ours eut démembré le corps : elle adorait la façon
dont chaque élément se détachait au reste; mais Ours refusait
obstinément de dévorer les humains encore vivants, sous le médiocre
prétexte qu'ils faisaient alors trop de bruit et se débattaient
excessivement. Pour Yaga, ce n'était qu'une nouvelle preuve de la
paresse d'Ours. On assignait vraiment l'état de Dieu à ceux qui en
étaient le moins digne !
C'était néanmoins un compagnon agréable, la
plupart du temps, et plus ou moins fixe : le seul mâle avec qui elle
eût couché qu'elle était incapable de tuer, même si l'envie l'en
démangeait parfois fortement. En conséquence, ils vivaient ensemble
depuis assez longtemps pour que fût né entre eux un sentiment proche de
l'affection.
"Comment te débrouilles-tu à l'épée ? demanda la
sorcière à son époux. Si la perte d'un oeil ne t'empêche pas d'en
manier une, je veux dire.
_ C'est le manque de pouce qui m'empêche
d'en manier une." Il parlait la bouche pleine naturellement. "Je n'ai
jamais eu besoin d'épée; j'arrache celles de mes ennemis d'un coup de
patte, je brise le bout de leurs lances entre mes mâchoires, et puis je
leur rugis sous le nez si fort qu'ils en font dans leurs braies et
qu'ils s'enfuient tout puants dans les bois.
_ Le fiancé de Katherina --tu sais bien, celui qui t'a crevé l'oeil--, celui-là n'a pas fait dans ses braies n'est-ce pas ?"
Ours pencha la tête pour rassembler ses souvenirs.
"N'empêche qu'il s'est mis à courir.
_
Mais pas pour s'enfuir. Je me rappelle très bien qu'il a couru en rond
sans arrêt jusqu'à mélanger ta pauvre cervelle. Ah non : tu étais déjà
comme ça.
_ On est pas de très bonne humeur aujourd'hui, on dirait, mon amour ? fit Ours.
_
Il s'entraîne à l'épée, il fait des exercices tous les jours, des
heures durant, avant de rentrer en tenant à peine sur ses jambes dans
la chaumière sordide que Matfeï appelle un palais et de s'écrouler sur
son lit. Il soulève des sacs de pierre accrochés à un joug pour se
muscler les cuisses et le dos, il apprend aux fabricants de flèches à
produire des javelots légers avec une pointe en métal dur et il
enseigne aux jeunes à les lancer. Il serait bien capable de ressembler
à un roi un jour. Bref il devient gênant.
_ Ma pauvre Baba Yaga !"
Ours laissa tomber l'os par terre. Plus tard, un serviteur
l'apporterait au cuisinier pour l'ajouter au ragoût destiné aux
prisonniers et aux esclaves, néanmoins l'incurie de son mari agaça la
sorcière. Et son ironie aussi lorsqu'il ajouta une petite pique :
"Raconter partout qu'il avait porté une robe devait causer sa ruine,
disais-tu, à ce qu'il me semble.
_ ça marchera", répondit Yaga d'un
ton hargneux, tout en sachant que l'histoire du bliaud n'avait pas eu
tout à fait le résultat escompté. "En tout cas, ça peut encore marcher.
Apparemment, les gens ont laissés passer la rumeur, mais ils attendent
peut-être qu'il commette une grosse erreur et alors ils diront : on
s'en doutait bien; après tout, il a porté une robe."
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Card
s'amuse à mêler vaudeville, histoire de moeurs et choc des cultures
(Ivan est regardé bizarrement dès son arrivée dans cet autre monde pour
avoir entouré un des vêtements de Katherina autour de sa taille --en
passant dans ce monde, il était nu comme un ver-- comme l'indique
l'extrait. Pour ses gens qui commancent à se convertir au
christianisme, qu'un étranger, même pas chevalier, encore plus maigre
qu'un paysan, s'habille en fille --même si il est à poil et qu'il se
gêle les gonades--, c'est mal
), considérations historiques (par les pensées d'Ivan mais aussi dans les détails des légendes folkloriques russes --Ici nous avons un dieu animiste symbolisant l'Hiver), détails parfois
croustillants et/ou gores, lyrisme et bien d'autres choses dans le
creset du cliché commun aux contes de fées : une sorcière, une jeune
fille endormie à réveiller d'un enchantement par un prince sur son fier
destrier, un dragon... Sauf que dans cette relecture moderne de "La belle au bois dormant",
la sorcière est une petite vieille sadique, le dragon est remplacé par
un ours paresseux (mais non moins dangereux), la princesse est une
enfant gâtée et le "preux" chevalier, un pauvre étudiant en
littérature... Celà n'empêche nullement l'auteur de livrer une petite
réflexion en profondeur sur les comportements à travers deux époques
(par exemple, Katerina veut se marier et avoir un héritier uniquement
pour l'avenir du royaume. Ivan préférerait d'abord aimer et avoir une
relation justement par amour et non par devoir, ce que la belle ne
comprend pas) tout comme des questions intéressantes sur la survivance
de la mémoire et de l'identité d'une culture en voie de disparition
(Ivan date le village à peu près 20 ans après la naissance officielle
de l'alphabet cyrillique. Il comprend aussi que celui-ci disparaîtra au
moment des invasions mongoles. Le royaume est perdu d'avance et ses
contes immémoriaux avec vu que le christianisme commence à apparaître
de plus en plus. Sauf si il trouve un moyen de conserver cette culture
slave à travers le temps, pour que les rares écrits soient conservés au
XXe siècle. Problème, comme il le dit lui-même : "Si seulement il disposait d'un joli petit sac en plastique à fermeture hermétique !"
).
Au final, un roman passionnant qui dénote un travail de recherche du romancier assez intéressant.
Ami lecteurs de fantasy, de science-fiction comme aux curieux ouverts aux contes modernes, je vous le conseille.
(ce livre m'a donné furieusement envie de me revoir le "Andréï Roublev" de Tarkovski pour la petite histoire)