Si j'avais quatre dromadaires (1966).


Image Image




« Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j’avais quatre dromadaires.
 »
Extrait du "Bestiaire ou Cortège d'Orphée" de Guillaume Apollinaire, livré tel quel au début du film.


Ma connaissance de l'oeuvre de Marker se limitait comme pour beaucoup de gens à un visionnage de La Jetée (1962) et quelques courts extraits de Lettre de Sibérie (1957). Autant dire donc que la découverte (le choc) de Sans Soleil (dont je parlerais un de ces jours si j'ai le temps) il y a deux semaines a réactivé en moi une petite fringale et j'ai commencé à chercher ce que je pouvais voir de Marker. Entreprise bien ardue étant donné qu'il existe peu d'oeuvres du monsieur en DVD. A l'instar d'une plongée dans le --devenu trop rare aussi-- Immemory sur cd-rom de 1999, chercher une oeuvre de Marker, c'est explorer des méandres inconnus, de nouvelles Zones. J'avais entendu dire que le cinéaste s'était fondu dans l'étrange monde de Seconde Life, échappant une fois de plus à toute captation, toute classification, ne livrant sans doute que des chroniques éparses sur le net (poptronics ?) quand il ne se cachait pas derrière le fantôme de Guillaume-en-Egypte (son chat, enfin ça l'était. ça va être compliqué pour les non-Markeriens je le sens). Le fait donc de trouver une oeuvre de Marker en VHS livrait donc une première jouissance. Ou plutôt deux jouissances avec le recul. La première, celle de savoir qu'on est en présence d'un objet rare qui aiguise d'autant plus le propos et la réflexion qu'on peut tirer de sa substantifique moëlle. La seconde, celle d'apprécier pleinement l'objet, son humour, sa subtilité, son intelligence.


C'est donc avec Si j'avais quatre dromadaires que j'ouvre cette mini rétrospective Markerienne, malheureusement pas dans l'ordre du visionnage (entre-temps je me suis revu Une journée d'Andréï Arsenevitch et Chats Perchés ), ce qui ne m'empêche pas de vous faire partager ma nouvelle passion pour ce cinéaste-documentariste de génie. Ici, la forme emprunte à La Jetée tout en anticipant d'une vingtaine d'années sur Sans Soleil : Le film se veut un commentaire (relecture, décryptage et remise en contexte d'images plutôt) de photographies noir et blanc de voyages incessants autour du monde, à 3 voix (2 hommes et une femme). Cela ferait presque discussion de comptoir amusé et charmante (ils sont très communicatifs) autour d'un verre de thé si les images n'appelaient pas de leur force à se pencher dessus plus précisément.

Le film (une heure, soit le double de La Jetée) se divise en deux parties parallèles et distinctes : Le Château (Kafka, es-tu là ?) puis Le jardin. Dès le début où l'on aperçoit furtivement un hibou et un chat, on est en terrain connu et la suite ne déçoit pas. Mais Marker frappe très fort dès le départ en jouant habilement sur le son, démontrant le pouvoir du verbe sur l'image, sorte de mise en garde faussement déguisée au spectateur : un même commentaire "Il est 6 heures sur le canal St-Martin" se répercute, amputé (on enlève "le canal St-Martin") sur d'autres photos, d'autres lieux. Un même matin est-il le même partout dans le monde ? Qu'est-ce qui permet de savoir justement que c'est bien le matin ? Qu'on ne nous truque pas l'image ? Marker ne dit rien, ne sous-entend rien, il laisse le spectateur seul juge de ce qu'il avait déjà génialement évoqué dans Lettre de Sibérie, à savoir que le commentaire d'une séquence peut très bien être différent selon le point de vue (historique, sociologique, politique) où l'on se place, enflant la richesse de la scène elle-même et son degré de compréhension.
 
 
Image
Pause-chat à la Marker.



Plus le film avance plus il saute pertinemment d'un pays à un autre, de l'Histoire à la sociologie ou de l'ethnologie à la politique, constamment avec humour. Par exemple, si Marker ne peut s'empêcher de revenir sur cette Russie qu'il aime tant (L'évidence est même prolongée jusqu'à Sans Soleil qui se voit orné d'un titre français, anglais et aussi russe comme le rappelle DVDClassik dans son excellente chronique sur le site), il a conscience qu'alors à l'époque, le pays est encore pleinement engoncé dans ses problèmes et le fait dire à l'un de ses commentateurs officiels. "La seule frontière de race, c'est le château. Les pauvres vivent à son ombre." La première partie se clôt sur un constat sombre, la seconde, plus légère n'en garde pas moins un certain malaise. A des photos d'enfants du monde se trouvent alternées des photos d'animaux en tout genre, jusqu'a une photo curieuse où un petit garçon joue avec un chat. De l'innocence et du jeu sous l'égide d'une des créatures mascottes de Marker, jusqu'a ce que le commentaire rectifie :

"Qu'est-ce qu'il fait celui-là ?
_ Il joue avec un chat. Mais le chat ne joue plus. Il est mort, étranglé par la ficelle.
"

Innocence et cruauté du monde qui justifient à la fois sa beauté comme sa douleur. Puis des luttes socialistes des autres pays (sur lesquelles Marker reviendra dans la somme Le fond de l'air est rouge --prochain visionnage sans doute ?), on change une nouvelle fois de lieu, d'endroit, de temps, direction la Suède. Sur les photos, des gens insouciants, des filles magnifiques, des villes robustes. Le commentaire lui-même ne tarit pas d'éloge sur ce pays à la pointe du progrès, des droits (des femmes notamment), de l'urbanisme, du travail. Malaise : ça semble presque parfait. "Un bonheur sans passion". Alors où est le problème ? Qu'est-ce qui leur manque ? "Sans doute une seule chose, mais essentielle, l'immortalité".

Au final, après avoir survolé le monde, les utopies politiques et sociales, voire artistiques (des photos déchirées et chaotiques vers la fin), le film pointe en conclusion qu'une certaine idée du bonheur reste possible. Sinon, il ne tient qu'a nous de l'inventer... Puisqu'on vous dit que c'est possible !

Grandiose.