Mr. Nobody
Année 2092, Nemo Nobody, âgé de 118 ans est le dernier homme mortel dans un monde où la régénération renouvelée des cellules à ouvert les portes de l'immortalité. Interrogé tant par un docteur qu'un journaliste, Nemo essaye de rassembler les pièces éparses de sa propre vie mais sa mémoire semble défaillante. Face à ceux qui l'interrogent, ce n'est pas une seule vie mais une infinité de possibles que le vieil homme égrène alors...
"En ce moment même, tapi dans son cagibi, il voyait une multitude anormalement variée de scènes pour la demi-heure à venir. Beaucoup de choses l'attendaient. Ce laps de temps se subdivisait en configurations distinctes disposées selon un schéma incroyablement embrouillé. Il avait atteint une zone critique, il s'apprêtait à entrer dans des mondes d'une grande complexité. Il se concentra sur une scène à dix minutes dans le futur. Elle lui montrait, telle une photo en trois dimensions, une arme lourde au bout du corridor, braquée sur l'autre extrémité. Des hommes allaient prudemment de porte en porte, fouillant chaque pièce comme ils l'avaient déjà fait à plusieurs reprises. A la fin de cette demi-heure, ils auraient atteint le placard et regarderaient à l'intérieur. Mais à ce moment-là, il serait déjà parti, naturellement. Il ne figurait pas dans cette scène. Il était passé à une autre, la suivante."
Philip.K.Dick - L'homme doré.
Avec le recul pourrait-on voir en Mr Nobody une réactualisation du labyrinthe de Marienbad. Mais au delà de ça (avouons que ce serait très réducteur), c'est surtout une (triple !) histoire romantique bouleversante sur fond de drame à la limite de la science-fiction. Au début assez effrayé par quelques extraits du film assez colorés et décalés, j'ai pourtant accepté de franchir le pas après avoir eu vent de l'immense apport du dessinateur François Schuiten, co-créateur de la série des Cités obscures aux éditions Casterman. Ce dernier, ami de longue date du réalisateur Jaco Van Dormael s'était occupé apparemment des croquis des décors du monde futuriste comprenant aussi bien cette Terre que le vaisseau spatial qu'on aperçoit dans le film, comme les séquences sur Mars dans un univers presque 50's rappelant furieusement l'imaginaire martien tel qu'un Ray Bradbury a su élégamment nous le donner à imaginer depuis la parution de ses Chroniques Martiennes. Puis, en plus de lire des avis souvent admiratifs ou plus ou moins passionnés/nants d'internautes cinéphiles en tous genres, d'apprendre la participation de Peeters comme Yslaire (décidément tout le gratin de la BD franco-belge a participé à ce film, c'est pas possible), j'ai finalement décidé de sauter le pas.
Dans une rare interview des 60's aux cahiers du cinéma, Resnais et Robbe-Grillet avaient livrés une des clés de décodage de leur Rubik's Cube filmique : un schéma représentant une ligne droite (le fil rouge du présent), constellée de myriades de verticales représentant la multitudes de possibles fragmentaires. Un uppercut qui ne faisait qu'assoir le vertige fascinant de ce film qui donne autant envie de s'y perdre que de le fuir (ce qui est compréhensible au vu de la radicalité de l'objet).
Mr Nobody s'avère lui plus facile à suivre pour peu qu'on se laisse porter par le nœud de tous les possibles qui défilent à l'écran. L'objet s'avère tout autant cérébral que ludique, embrouillé que plaisant, sympathique et touchant que vain (surtout si l'on apprécie pas l'exercice de style ainsi constitué). Ici, la structure se présenterait plus comme un sapin couché à l'horizontale, représentant une direction d'un point à un autre, de 1974 à 2092. Sauf qu'a la base du sapin, il y a l'embranchement de toutes les rainures, de toutes les branches du sapins, tous les possibles qui partent alors dès que Nemo alors âgé de 9 ans va devoir faire un choix qui lui est impossible.
(curieux comme on pense à Kill Bill là, non ?)
Sans compter des passages purement imaginaires qui continuent à travers l'imagination d'un possible tout en finalement l'incluant lui-même. Ainsi le roman qu'écrit l'un des Nemo pour s'évader raconte un voyage vers Mars qui pourtant finira par reprendre de réel possible -- le vase de cendres d'une Elise pourtant pas encore morte mais qu'il a juré de disperser sur la Planète rouge quand cela arrivera. Et sur cette même planète, Nemo rencontrera Anna qui, normalement dans la réalité serait plus avec l'autre Nemo alors parti avec sa mère, à New-York.
Vous n'avez rien compris ? Normal, il faudrait voir le film avant tout car c'est pratiquement l'un des rares cas irracontables a moins de faire tout un travail universitaire dessus (sur ce stade, non merci, j'ai déjà donné). Riche le film l'est assurément, au point que le réalisateur choisit de faire rencontrer le jeune homme de 34 ans et celui de 118 ans dans un espace mental perdu de tout et livrer une des possibles solutions dans les dix dernières minutes du film, ce qui ne gâche nullement l'ensemble des possibles alors énoncés pendant le visionnage.
Sur le plan des références, Dormael voit large, ça finit par devenir un petit jeu qu'on repère presqu'inconsciemment. Certaines références cités n'ont d'ailleurs pas à rougir face à leurs illustres modèles. D'un vaisseau magnifique se profilant lentement sur la musique classique majestueuse d'un Gabriel Fauré qui évoque 2001, l'odyssée de l'espace à Solaris (la maison envahie d'eau qui se rapproche d'une des visions finales de Kris Kelvin dans le merveilleux classique de Tarkovski) en passant par un clin d'oeil personnel à Jared Leto en enchaînant le Where is my mind ? des Pixies justement en haut d'un immeuble.
Les idées scientifiques à chaque fois développées par des petits modules que présente le Nemo de 34 ans sur fond bleu en tant que présentateur comme celles émargeant de la science-fiction littéraire ne sont pas en reste. L'évocation des possibles fait penser à L'homme doré (et comme ce dernier, Nemo ne ressent quasiment rien --la scène de brûlure à la cigarette-- et semble même pouvoir prédire le futur --la prémonition de l'accident au début) là où l'idée d'un compactage du temps en sens inverse évoque A rebrousse-temps. Deux œuvres de Philip.K.Dick, un écrivain qui s'est toujours questionné sur la réalité. Pas étonnant.
La musique et les acteurs ne sont pas en reste. Il faut saluer les enfants et adolescents jouant magistralement et un casting assez hétéroclite et fourni. Jared Leto, Diane Kruger (magnifique), Sarah Polley (qui joue une Elise maniaco-dépressive), Linh-Dam Pham (Jeanne, la sacrifiée de l'histoire), Rhys Ifans, Juno Temple (que je retrouve ici à nouveau après le Kaboom d'Araki, chouette). Tous sont au diapason de l'œuvre.
Quand à la musique, elle a le mérite de ne pas envahir trop l'écran, elle peut même servir judicieusement la narration. Ainsi une version des Chordettes (Mr Sandman) sera ainsi réentendue comme leitmotiv de la vie de Nemo, quitte à devenir complètement grunge quand il est adolescent. Le compositeur Pierre Van Dormael (frère du réalisateur) signe lui des compositions simples, parfois trop oubliables quand elles n'essayent pas de reprendre à d'autres (un thème de piano qui rejoue presque les mêmes notes que le Fur Alina d'Arvo Pärt avant de s'en écarter mais on voit bien l'inspiration. Sauf que le tempo n'est pas bon) mais là où le film frappe juste, c'est en reprenant des compositions déjà existantes et les plaçant judicieusement dans le film. Jamais Satie ne m'avait autant donné envie de pleurer. Quand au Pavane de Fauré, dégagé de l'esthétique pub qu'on lui a malencontreusement collé dans les années 90 (thème de la pub "Loulou" de Cacharel... et de la délicieuse parodie des Nuls d'ailleurs), il devient fabuleux sur l'immensité de l'espace et le profilement de la belle rouge (je n'arrête pas de l'écouter en boucle depuis quelques jours alors qu'auparavant il ne me touchait pas tellement).
Le film n'est pas exempt de défauts néanmoins. On pourra trouver quelques longueurs ou ne pas rentrer dans ce qui s'apparente à un trip généreux de la part de son cinéaste. Les effets spéciaux sont aussi par trop voyant. Ils se donnent parfois trop à voir et ressentir, cassant dès lors de nombreuses scènes qui auraient mérités un traitement plus intimiste. C'est aussi par sa durée (2h34, et encore, il y avait même eu des versions plus longues apparemment), quelque chose qui instille lentement. Un film à voir et revoir afin de mieux l'apprécier.
Pour ma part réticent au début, j'ai finalement apprécié le voyage et je compte bien le renouveler prochainement. Mars, me (re)voilà.