Show me your love ! (2)
Au moment où Jota s'apprête à se suicider en se jetant à la mer d'un parapet élevé, une moto s'écrase devant lui. Il porte secours au conducteur et s'aperçoit en soulevant le casque du motard qu'il s'agit d'une jeune fille qui elle ne se souvient de rien et ignore meme jusqu'à la couleurs de ses yeux. Jota voit en cet accident une seconde chance et invente toute une histoire alors qu'il tombe amoureux de la jeune femme dans le même temps...
Deuxième chronique "histoires d'amour décalées" pour le ciné-club de Potz, here we go ! Ceux qui commencent à me connaître savent qu'il y a une poignée de cinéastes que j'adore et qui se comptent sur les doigts de la main (une grosse poignée dira-t-on alors en prenant en compte que j'ai des mains à 6 ou 7 doigts !) et le cinéaste espagnol Julio Medem est de ceux là. Si j'ai déjà vu les 5/6ème de sa filmographie, je n'en ai chroniqué qu'un en ces lieux, d'ailleurs pas le plus facile d'accès. Mais L'écureuil rouge, alias La ardilla roja, même s'il agit de son deuxième film n'est pas plus facile pour autant. Il faut dire que dès Vacas, son premier film, il plaçait déjà la barre très haute en revisitant un conflit personnel entre deux familles sur 3 générations et s'en sortait avec une oeuvre déjà bardée de récompenses ! Autant dire qu'on a affaire à ce qu'on pourrait appeler un petit surdoué dans le monde du cinéma. Pour preuve une oeuvre personnelle, incroyablement riche et peaufinée de 7 films et un documentaire en près de 20 ans, autant dire que le monsieur prend son temps et que le spectateur en est récompensé : soulignons le, je n'ai pour l'instant jamais vu d'échecs dans sa filmographie et même si j'ai mes préférences et que certains films sont, subjectivement, moins forts que d'autres, quelle claque à chaque fois !
Au vu du film et de sa thématique du désir et du jeu avec l'autre (que ressent-il ? Que pense t-il ? M'aime-t-il vraiment ? Quelle est son identité ? Qu'y a t'il derrière le masque ?), je n'ai pu m'empêcher au dernier grand film du regretté Kubrick, Eyes wide shut, chef d'oeuvre sur les relations hommes-femmes qui aurait très bien pu avoir ce film ou d'autres de Medem comme source d'inspiration cachée. J'ai cherché et Bingo ! (*) Oui il semblerait bien que Kubrick adorait L'écureuil rouge. (**) Venant d'un cinéaste disparu que j'adore à un autre cinéaste (vivant lui) que j'adore, n'est-ce pas le plus beau compliment qu'on puisse avoir ? L'écureuil rouge n'est pas un chef d'oeuvre mais le film d'un réalisateur qui a déjà toutes les cartes en mains et fonçait dès le film précédent à tel point qu'on aurait eu peur qu'il donne tout dès le début. Grave erreur, le monsieur a prouvé qu'il en avait sous le capot encore et encore.
Deuxième film donc et toujours cette mise en scène intuitive, solide, inventive, magique, mélangeant réalisme et poésie, fantasme et onirisme. Si l'on a pas encore les grands plans-séquences et le travail sur les couleurs qui peuvent baigner Lucia et le sexe (photographie bleutée parfois proche de l'expérimentation avec ce blanc qui crâme presque l'image) ou Room in Rome (tons rouges/sépias), il y a déjà le montage, ce regard sur l'étrangeté, des séquences totalement en décalage (utilisation de plans subjectifs au ras du sol ou sur les branches pour figurer la vision d'un petit écureuil malicieux, fil rouge invisible du récit --il n'hésite pas à balancer une pomme de pain énorme sur la gueule du pauvre Jota quand ce dernier ment, comme s'il voulait corriger l'humain dans sa propension à la bêtise-- mais néanmoins toujours là), une plongée dans la psychée de l'autre, sans jamais pourtant en rajouter. Et évidemment une tendresse pour ses personnages qui place l'oeuvre sous une certaine chaleur malgré des moments parfois assez violents tant psychologiquements que physiquement.
D'emblée l'intrigue est passionnante, pleine de suspense et instaure une tension qui ne faiblira jamais. "Elisa" est une miraculée mais si elle n'a aucune contusion ou fracture interne, elle a en revanche perdu la mémoire. Jota qui projetait de se suicider suite à une rupture douloureuse voit en cette occasion l'opportunité de renaître et pour cela, sous prétexte d'emmener la belle dans un endroit calme afin qu'elle retrouve la mémoire, l'emmène au camping de L'écureuil rouge. Petit animal dont un documentaire mentionné sur la télé de l'ancien chanteur (Jota était leader du groupe "les mouches" dont il a gardé le t-shirt et une petite notoriété qu'il aimerait bien voir disparaître) quand celui-ci dort encore au début du film, précise bien l'opiniâtreté, la rapidité et un côté buté à venir à bout de la carapace de n'importe quelle noisette. Ici, qui joue le rôle de l'écureuil ? Est-ce Jota qui profite de l'occasion afin de briser la coquille de la jeune fille ou bien cette dernière qui va littéralement à force le pousser à bout dans ses retranchements pour qu'il comprenne qu'au délà de sa manipulation il l'aime véritablement d'un amour sincère ? Quand on connaît le cinéma de Medem où les femmes sont fortes et intelligentes, on comprend que la psychologie des personnages et leur caractérisation n'est pas une mince affaire et que rien ne sera manichéen.
D'ailleurs, que fuyait Elisa avant son accident (une séquence d'identification d'inconnus vus de dos sur des photos à l'hôpital tourne court quand l'un des visages sur la photo semble soudain s'animer et se retourner...) ? Est-ce que son amnésie n'est pas un refuge facile ? Est-elle véritablement amnésique jusqu'au bout ou bien a t'elle retrouvé la mémoire a un moment donné et joue-t-elle le jeu parce que c'est plus avantageux ? Je vous pose ces questions comme Medem les pose, relançant toujours le récit, montrant des personnages qui, tout en se mentant, disent pourtant une part de vérité sur eux-même, ne pouvant pas cacher leurs aptitudes passées. Ainsi malgré son attitude fuyante et sa dégaine d'asperge, Jota cache des réflexes prodigieux (Medem s'amuse et nous amuse avec ça) ainsi qu'une maîtrise de la moto (alors qu'il proclame depuis le début ne pas savoir conduire). Elisa nage mieux que la moyenne des gens et chante même des airs d'opéra sous la douche avec un parfait allemand (cf captures après). Allemand qu'elle resservira autour d'un repas avec un touriste du crû en s'exclamant ingénuement avec un petit sourire à Jota : "hé t'as vu, je parle allemand !"
J'évoquais une mise en scène naviguant entre passages oniriques et réel et Medem s'en tire à nouveau bien une fois de plus. Jouant de l'indécision et de ce qui est connu tant par le spectateur que Jota, entremêlant rêve, passé et fantasmes sur un même plan, le cinéaste arrive à nous perdre pour mieux nous piéger et par là, nous fasciner. Au tournage d'un clip (notion de vécu de Jota) et d'un avion passant au dessus, on raccorde quelques plans plus tard sur un plan aérien en plongée figurant les membres du clip puis un plan large montrant l'avion s'éloignant avec au loin la lune tandis que la voix-off d'Elisa décrit l'un de ses désirs sexuels les plus profonds (captures suivantes). On embraye directement avec la même Elisa dans l'avion, coupe de cheveux différente, chemise légère rouge (pas un hasard je vous dirais), tournant la tête vers ce qu'on imagine Jota à côté d'elle (par proximité comme s'il était son petit ami dans l'avion alors qu'il n'y est pas et que la caméra ne le pointe pas), la fenêtre à côté d'elle baignant dans une lumière bien trop peu naturelle pour être celle de cette même lune. Le plan d'après nous la montre alors au camping, en tête à tête avec notre héros. Par la suite et encore sur quelques plans, on navigue entre espace mental et espace dit réel.
Medem a pour l'aider, outre sa science de la mise en scène, un trio d'acteurs parfaits qui pour certains, étaient déjà là au premier film, pour d'autres, se reverront aux prochains. Ainsi si l'on retrouve son égérie, la belle Emma Suarez ainsi que Carmelo Gomez déjà là dans Vacas, s'y adjoint le ténébreux Nancho Novo (Jota). Tous trois se retrouveront dans des personnages différents au film d'après, Tierra, comme si Medem reconduisait les cartes, quitte à changer complètement celles-ci : sur Les amants du cercle polaire on ne retrouvera plus que Nancho Novo et Medem aura une nouvelle "muse" en la personne de Najwa Nimri qui l'accompagnera sur celui-ci puis Lucia et le sexe et dans un rôle très secondaire voire quasi anecdotique, Room in Rome.
Mais celle qui ici fascine plus que tout, c'est Emma Suarez. Son personnage évolue et en arrive même de plus en plus à jouer un jeu dangereux pour faire exploser le carcan (ou à sa manière décider Jota a faire évoluer un peu leur relation), d'où cette scène vertigineuse (captures suivantes) où Elisa prend à son propre piège un jeune garçon un brin prétentieux, devançant le fait qu'il lui tourne autour en lui forçant directement la main pour l'emmener vers l'origine du monde même si comme elle dit "attention ça mord"... Ptit con va, ça t'apprendra.
Au regard de la filmo du réal le film est à nouveau une réussite. Certes, sans doute moins subtile et plus directe que ce qu'il nous a habitué avec le recul. Néanmoins l'objet se révèle à nouveau riche de niveaux de lectures et analyses diverses (l'exemple de la famille basique --avec le père qu'on arrive à soupçonner de n'être pas "normal" pourtant-- en opposition à notre couple hétéro ou bien les lesbiennes qui tiennent le camp) et procure dans le même temps un plaisir immédiat comme souvent avec son auteur. Grand film.
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==> Pour aller ailleurs sur le même réalisateur, la chronique de Potz' sur Lucia et le sexe (promis, j'arrête de bassiner avec ce film après).
==> Et l'excellente chronique de ce stakhanoviste de Justin sur L'écureuil rouge.
(*) Quand je cherche je trouve même si ça me prend parfois trois plombes.
(**) Tiens j'ai là aussi une bonne poignée de films que j'adore aussi dans cette liste. Liste prouvée ou pas d'ailleurs ? Je laisse le mystère et/ou le mensonge planner, ils sont parfois plus forts et plus beaux que la réalité.