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Chroniques visuelles
22 avril 2015

Monk

monk

 

Parmi les génies que compte la musique négro-américaine, Thelonious Sphere Monk est certainement le plus étrange, le plus singulier. Il se dresse dans le paysage du jazz comme un mégalithe énigmatique. L'homme et la musique sont ici clos sur eux-mêmes. Il faut, pour pénétrer cet univers si particulier, avoir la sensibilité de l'artiste et la rigueur de l'analyste. C'est ce qu'a réussi Laurent de Wilde.Seul un musicien doublé d'un écrivain pouvait, de la façon la plus vivante, nous décrire un univers de psychopathe protégé, tout autant qu'analyser tel thème, tel solo, telle conclusion paradoxale. En connaisseur du terrain, il nous fait visiter les lieux, dévoile des passages secrets et nous remet la clef, une fois qu'on est entré.

 

Dans mes nouvelles découvertes musicales de l'an passé, Thelonious Monk fut au même titre que Grant Green, un sacré choc. Il ne faut pas se le cacher mais déjà, il faut aimer un peu le jazz pour pénétrer en ces lieux (ce livre) et surtout aimer le piano. La manière dont Monk joue le piano est assez spéciale la première fois puisqu'on réalise d'emblée la dissonance, les notes décalées, les silences qui déparent pas mal aux côtés d'autres musiciens. Dire que Monk a été un continent à lui tout seul n'est donc pas ici un cliché vu qu'on est en face de quelque chose de nouveau qui, paradoxalement a des airs de déjà vus et pour cause. Déjà, le pianiste va livrer une tripotée de standards qui seront rejoués par nombres de musiciens tous aussi talentueux et prolixes. Citons Straight, no chaser; Round midnight ou Ruby my dear. Et puis surtout le pianiste va constamment livrer des variations de ses titres. Jamais un morceau ne sonnera pareil d'un album à l'autre. Par exemple le Sweet and lovely du Mulligan meets Monk (1957), l'album de la rencontre entre Thelonious Monk et Gerry Mulligan au saxophone ne ressemble que par ses tons à celui de Monk's dream (1963) chez Columbia. Les notes sont différentes et quand on apprend dans le livre de De Wilde que le pianiste pouvait enclancher des notes en les jouant du coude (du coude, carrément !), on comprend bien toute l'originalité et le prix de la musique de Monk.

 

Du coup, à qui s'adresse ce livre ? J'aurais envie de dire, en premier lieu, aux fans de Monk qui aimeraient en savoir plus sur leur idole et ils seront plus que servis. Car De Wilde sait de quoi il parle (les anecdotes sont légion) et a l'avantage d'expliciter considérablement pour son lecteur de nombreux termes de musique et plus particulièrement de jazz, ce qui m'amène à dire en second lieu que le livre est aussi parfait pour le profane (et je peux m'en réclamer). D'autant plus qu'il donne vraiment envie d'écouter la musique de Monk, titres et albums cités directement. Une coffret peu onéreux de ce genre (ou bien celui-ci) pour accompagner la lecture ne sera pas de trop. Enfin, le romancier-pianiste a le bon goût de ne pas oblitérer la folie, les "fausses notes" et la fin (tragique on peut le dire... Comme beaucoup de musiciens de jazz je m'en aperçois. On fait pas de vieux os dans ce milieu, pas plus que dans le rock) de Monk, les gardant en toute logique pour la fin. Conclusion parfaite et inévitable en somme d'un vrai livre de passionné qui se savoure du début à la fin.

 

Je ne résiste pas à vous placer un extrait totalement pris au hasard (j'insiste sur ce point) qui, je l'espère, saura vous allécher suffisamment :

 

" (...) Pourtant le concept est simple. En 1996, le morceau ne poserait pas trop de problèmes, on a vu plus tordu. Seulement voilà : on est en 1956 (le 15 octobre pour être précis, des jours comme ceux-là, ça se remarque). Monk, confie Keepnews, quitta la séance excédé de ne pas trouver des musiciens qui pouvaient jouer un morceau aussi évident. Aujourd'hui, quarante ans plus tard, on le comprend. Mais c'est dire l'avance qu'il avait sur son temps : véritable pionnière en la matière, cette composition ne trouvera d'équivalent conceptuel que bien plus tard, chez des Charlie Mingus ou des Ornette Coleman. Et encore. Car il s'agit d'un prédicat élémentaire dont l'exécution est tout simplement irrecevable. C'est pas de la musique, c'est de l'obstination. C'est ça qui est génial. On entend presque une voix off qui dirait : abandonne, Thelonious, ça ne va jamais marcher ! Mais Monk va jusqu'au bout de son idée, et le résultat est étonnant.

Car il faut être complètement cinglé pour écrire un morceau comme ça. Il ne faut douter de rien. Rollins (*) à la rame, dans un océan de tempos changeants, avec comme cadre à son improvisation des harmonies pas du tout contigües, ou bien trop lentes ou bien trop rapides. Ernie Henry, terrorisé à l'idée de louper un rendez-vous, qui se contente de regarder passer les trains, l'oeil rivé sur sa montre. Max Roach qui n'arrive pas à se faire à l'idée d'un pont de sept mesures, et qui en rajoute une dans son solo, avec l'air de savoir ce qu'il fait. Et pourtant tous les trois, comme Monk, sont de vrais New-Yorkais... on est en famille, ça devrait être plus simple pour faire de la musique. Reste Oscar Pettiford en éclaireur, le sang-mêlé indien de l'Oklahoma, qui agite les bras pour tenter de regrouper la colo. Et Monk, imperturbable, fend la bise avec sa sûreté habituelle, et donne un petit coup de volant quand la machine est sur le point de verser... L'équipée fantastique ! On s'étonne qu'il n'y en ait pas un qui soit resté sur le carreau de l'aventure... un seul faux mouvement, et c'est l'accident... Jamais on ne comprendra mieux qu'à la lumière de ce morceau ce que Trane (**) disait de la musique de Monk : si on rate un accord, c'est comme si on tombait dans une cage d'ascenseur vide... Et les musiciens de la séance qui s'efforcent, tout en crissant des pneus, de ne pas quitter la route ! Ça sent la gomme brûlée dans le studio... Le pauvre Orrin Keepnews, dans sa cabine, il devait s'arracher les cheveux ! Jusqu'à présent tout allait si bien ! Erreur système ! Calamitas ! Ai-je vraiment bien fait de signer ce type ? Pourquoi suis-je encore vivant ? Dans son livret d'introduction à la compilation Riverside, il commence ainsi, très british, son évocation de la séance : "A bien des égards, ceci fut le vrai début de mon travail avec Monk." Ha ha ! Le travail ! Comme dit Hegel, le travail, la patience et la douleur du négatif ! Avec en plus Monk et Pettiford qui s'engueulent (à l'issue de cette session, ils ne joueront plus jamais ensemble), quel bordel ! Thelonious qui le premier soir repère un célesta dans un coin du studio, et qui exige de jouer Pannonica dessus ! Max Roach qui quelques jours plus tard découvre à son tour des timbales, et les matraque furieusement tout au long de Bemsha Swing ! Qu'est-ce que c'est que cette maison de fous ? Vous appelez ça un disque de jazz ? (...)"

(p. 166 à 169)

 

Suivant les sensibilités, on pourra trouver le style de De Wilde trop exubérant ou dans le ton juste, lyrique et chaleureux de celui qui semble commenter chaque session d'entregistrement comme on commenterait un match de boxe, les anecdotes racontées comme si l'on avait son pote plus vu depuis un moment en face de lui dans un bar fort gouailleur, l'humour pince-sans-rire qui varierait souvent dans l'ironie tendre. On pourra aussi apprécier finalement une biographie agencée comme une bonne fiction, ce qu'elle est en quelque sorte, la vie de Monk et ses coins secrets (ses brillants coins secrets) étant tellement riche à tout, même ce qu'on ne sait pas et qui est sujet à extrapolations et recherches diverses (la jeunesse de Monk par exemple) auprès de la famille... quand elle veut bien parler un peu plutôt que de respecter le souhait tacite de ne rien dire. Déjà que Monk n'était pas des plus loquaces de son vivant, on imagine sans mal ses proches qui avaient un immense respect pour lui, avec ses bons comme ses mauvais côtés. De par sa facilité d'approche et l'amour qu'il porte à la musique du pianiste mais aussi du jazz tout bonnement, je ne vous étonnerais pas en disant que ce livre est directement entré dans mes indispensables persos.

 

 

(*) Sonny Rollins.

(**) John Coltrane.

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