Undercurrent
Comment ne pas être fasciné par cette pochette au premier abord ?
Une photographie de Toni Frisell, "Weeki Wachee, Florida" (1947) en noir et blanc montrant une jeune femme dans l'eau, dont on ne sait si elle se baigne ou se laisse emporter par le courant. Une femme dont on ne peut pas même deviner le visage puisque celui-ci émerge à la surface là où nous percevons le reste du corps, immergé dans l'eau. Une lointaine cousine de L'Ophélie de Shakespeare d'Hamlet dont la meilleure représentation visuelle (ou la plus connue disons) est celle qu'en fit John Everett Milais en 1851 avec sa toile sobrement intitulée "Ophélie" mais que tout le monde a probablement déjà vu (sinon Google est votre ami).
Ophélie rendue folle de douleur et de folie dans l'oeuvre de Shakespeare quand Hamlet assassine son père. Sa disparition alors dans la pièce reste floue et permet depuis de multiples lectures et interprétations : suicide ou accident ?
Cette photo qui laisse déjà planer (et non plonger) le mystère figure donc en pochette du Undercurrent de Bill Evans et Jim Hall lorsque le disque paraît en 1962 chez United Artists (plus tard repris chez Blue Note). Et pourtant, à l'écoute du disque, le doute n'est plus permis : cette jeune femme ne se noit pas, elle flotte et s'abandonne délicatement avec plaisir à l'élément liquide.
Car de cette collaboration entre le génial pianiste qu'est Bill Evans et le talentueux guitariste en la personne de Jim Hall, on ne peut avoir qu'envie de s'abandonner à l'écoute de ce disque magique, partagé entre silences, moments d'intimité et douces passions. Le noir et blanc presque sepia de la pochette suggère même un moment hors du temps. Pour la parenthèse, soulignons d'ailleurs que la photo de Frisell fut réutilisée par la suite dans des teintes bleutés par le groupe gothique This Ascension pour leur premier disque, Tears in rain (1989), reprise ensuite par le compositeur Osvaldo Golijov pour son Oceaniachez Deutsche Grammophon en 2007 (teintes encore plus bleues, ajout de lignes bleu clair en bas de la pochette censées probablement métaphoriser des algues. Très fines alors les algues (sic)). Enfin une dernière utilisation en 2009 par le groupe The Beauvilles avec leur disque Whispering Sin où ici le noir et blanc légèrement bleuté se rapproche plus de la photo d'origine.
On s'égare, pardon.
L'abandon donc.
Ici, difficile de ne pas succomber au mélange piano-guitare d'autant plus que dès la première piste, une reprise de My funny valentine, on s'aperçoit avec surprise que les musiciens se répondent à chaque notes des deux côtés. L'essence du JEU dans une reprise où ce qui ressort finalement c'est le JE commun des deux interprêtes avec un certain éclat. Plus loin c'est l'impression d'intimité, de notes basses et légèrement effleurées presque par l'un ou l'autre des deux compères qui procure une délicieuse sensation d'un ailleurs intemporel. Romain, Skating in Central Park, Darn that dream ou Stairway to the stars.... Autant d'évocation magiques, autant d'images aussi bien visuelles que sonore qui font appel à l'imagination (le rêve comme le fait de s'imaginer par exemple Central Park une fin d'après-midi d'automne rien qu'avec ce qu'on perçoit).
Un disque parfait de bout en bout, léger et évanescent tout en étant grave et mélancolique. Un parfait refuge pour le moral tout comme une porte ouverte pour le bonheur des mélomanes.