Un grand voyage vers la nuit
C'est toujours frustrant de voir un film avec de grandes possibilités gâchées par plein de petites choses.
Et en l'état, même s'il est rare que je me livre à l'exercice de la chronique négative, je vais le faire ici-même avec Un grand voyage vers la nuit, film où l'on voit nettement la patte de son réalisateur Bi Gan, probablement trop sur l’œuvre elle-même pour que ça ne déteigne pas hélas sur le résultat final. Bien sûr comme à chaque fois, cette chronique est purement subjective et ne concerne que mon avis personnel (beaucoup plus de gens ont apprécié, tant mieux pour eux et ...tant pis pour moi ? :) ).
Alors oui, Bi Gan sait filmer, ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Il faudrait même être sacrément aveugle pour ne pas le remarquer je dirais. Sur tout l'ensemble d'un film que l'on pourrait scinder en deux parties bien distinctes, la mise en scène du réalisateur chinois est le plus souvent magistrale. Que cela soit dans ces plans fragmentés, ces cadrages impeccables, l'agencement des couleurs, les transitions au montage ou à l'intérieur d'un même plan. De même quand il faut réaliser un long plan-séquence avec ou sans drone dans la « seconde partie » du film, rien à redire, c'est d'une beauté et d'une fluidité que l'auteur de Kaili Blues maîtrise depuis un bon moment déjà.
Encore faudrait-il que la maîtrise soit au service de quelque chose et c'est là pour moi que le bât-blesse.
Oui, Bi Gan sait filmer, nous sommes d'accord.
Il sait même s'encombrer de références multiples. Au cinéma en premier lieu, à beaucoup trop de reprises. Le réalisateur connaît ses classiques donc, mais fallait-il les reprendre incessamment, presque à la citation près ? Pour le cinéphile adorateur de l’œuvre d'Andréï Tarkovski, la gêne peut être palpable tout le long du film. Ce verre qui tombe de la table avec même le bruit du train en fond ? Stalker. Cette draisine dans la seconde partie du film qui mène à la mine ? Stalker aussi. Ce plan d'un immense entrepôt à ciel ouvert où un spectacle de karaoké doit avoir lieu le soir ? Pour un peu on pense aux plans finaux de Nostalgia (composition de l'abbaye vide pour ceux qui se rappellent du film). Le rappel sonore de l'élément aquatique quand ce ne sont pas des plans qui en témoignent directement ? Stalker, Nostalgia, Le Miroir, Solaris... Oh j'oubliais on oublie pas ce chien dans le couloir qui ressemble presque trop étonnamment au chien qu'avait Andréï Tarkovski de son vivant (pour les curieux, lire « Lumière instantanée » où de magnifiques polaroids du cinéaste sont publiés). La même race en tous cas, la coïncidence est trop grosse pour ne pas être soulignée.
Tarkovski.
Tarkovski.
Si j'étais un ordinateur je frôlerais l'erreur 404 à ce stade.
On passera les emprunts à Wong-Kar Waï et Alain Resnais qui dans mon cas n'ont pas du tout marché.
Évoquer la mémoire à travers le passé et le présent (voire le futur), c'est un exercice que je qualifierais d'assez complexe, pour ne pas dire casse-gueule. Si un film comme « Je t'aime, je t'aime » est relativement plus apprécié et découvert comme le petit bijou de SF méconnu qu'il fut à sa sortie par exemple, un « L'année dernière à Marienbad » continue de semer durablement le trouble. Avec toutefois plus de subtilité qu'ici pour ce qui est de retranscrire le maëlstrom de souvenirs et moments présents. Un exemple parmi d'autres : A défaut de se trouver le creux d'un arbre pour y évacuer sa peine In the mood (but not specially for love), le protagoniste apprend très jeune qu'on peut manger une pomme (ou un des nombreux pomelos vus à l'image), trognons et pépins compris. Et à l'image, que voit-on pour bien comprendre ? Le personnage principal plus jeune en train de manger son fruit en pleurant silencieusement. Fruit qu'il mangera donc en entier, vous n'y couperez pas. Bon, ça à le mérite d'être pas trop long non plus (je me suis dit « merde il va s'étouffer ce con ») mais quand même.
Cela me rappelle « le syndrome de la voix-off » appelé aussi « syndrome Blake et Mortimer », de la BD du même nom où parfois le texte ne fait que décrire platement ce que la case nous montre déjà. Un bon exemple avec le film 300 que je suppose beaucoup ici ont vu. Dans le film de Zack Snyder, une voix-off n'hésite pas à surligner CE QUI EST DEJA A L'IMAGE (au cas ou je sais pas moi, on serait aveugles). « Le roi Leonidas sentit à cet instant décisif la sueur lui couler sur sa nuque ». Et à l'écran, que voit-on ? Ben le roi Leonidas qui sent à cet instant la sueur lui couler sur la nuque. Merci la voix-off de Captain Obvious.
Toute cette digression pour évoquer les multiples petits défauts qui entravent... la première partie du film. Pendant tout ce temps, la salle baillait, s'endormait, même moi j'avais du mal comme je l'ai décrit plus haut.
Parce qu'au moment où le héros rentre dans une salle de cinéma (avec ses petites lunettes 3D bien chouettes), le film passe dans sa seconde partie, alias un immense plan-séquence de près d'une heure qui, si elle ne le justifie pas toujours totalement (réflexion d'un spectateur maugréant en sortant de la salle devant moi « tout ça pour ce plan séquence.... »), a eu le mérite de réveiller tout le monde à ce moment là. Fini la narration sur plusieurs plans et temporalités qui égarent le spectateur, fini les innombrables citations qui irritent le cinéphile.
Enfin le film se dévoile véritablement et sans chichis !
C'est d'ailleurs le titre du film qui arrive là à ce moment comme un cheveux dans la soupe, en plein milieu de film (coupant la poire, pardon, le pomelo en deux), séparant bien distinctement les deux parties (un peu trop même pour le coup).
C'est ce plan-séquence purement magistral qui permet enfin une temporalité certes linéaire mais surtout un brin d'émotion et de mélancolie. La mise en scène au service du récit et de l'affect avec cette séquence tourbillonnante et la touchante comparaison"éphémère/éternel" pour ce qui est de l'amour.
Manque de pot, le film se termine déjà et on aurait aimé que le tour de force aille bien au delà de sa seconde partie... pour, de mon côté, me faire oublier l'ennui de la première partie, quasiment un autre film. D'où ma note « moyenne » : une partie déjà oubliée de film, une autre très belle et fascinante.
On ne peut pas tout avoir... Patron, je peux reprendre des fruits ou bien tout est tombé du cheval ? Non ? Ah. Bon. Tant pis.