L'invasion des profanateurs...
Tombées de l'espace intersidéral sur San Francisco, d'étranges graines donnent naissance à des plantes mystérieuses qui peu à peu gagnent le corps de ceux qui les ont approchés, les transformant en êtres froids, deshumanisés, privés d'émotions, soumis à une volonté venue d'ailleurs. Elisabeth (Brooke Adams), fonctionnaire au ministère de la santé, au département de l'hygiène, et son ami et supérieur Matthew (Donald Sutherland) vont devoir affronter ces terribles plantes menaçantes....
Aimant beaucoup la version d'Abel Ferrara de l'invasion des profanateurs de sépultures (2e remake du film de Siegel, rappelons-le) qui avait bercé mon enfance (oui, tout petit je regardais des trucs avec des tentacules plutôt que du Disney. Ou du Disney avec tentacules, que voulez-vous...), j'avais néanmoins eu des échos plus que positifs sur le premier remake, de 1978, par Philip Kaufman. Du coup, le début du film m'a un peu inquiété. Si visuellement, le départ des graines d'un autre monde lointain semble une bonne idée d'ouverture qui s'inscrit dans une certaine continuité (par exemple, la version Ferrara de 1993 reprend cette d'idée de générique sur fond étoilé où, sobrement et subtilement, c'est le titre qui se fait "remplacer" par autre chose), il faut reconnaître que cela fait maintenant un peu pâle figure, d'autant plus quand on voit la splendeur visuelle qu'est Alien, l'année d'après. D'un autre côté, cette idée de continuité du générique et le fait que ce ne soit pas la chose la plus importante pour Kaufman, ne viennent aucunement ternir ce grand film. Car oui, juste après, cela devient plus que passionnant et les effets spéciaux par la suite sont plus qu'impressionnants et contribuent pour beaucoup à la puissance réelle (pour le spectateur) des fameuses graines.
De fait, pour mieux piéger lentement son spectateur dans l'angoisse, Kaufman installe solidement le décor dans une première partie de film des plus angoissantes. Méticuleusement, après l'arrivée des graines, des nombreux gros plans macros montrent leur dispersion par la terre, leur moyen de se développer avec l'aide de la pluie, et leur croissance (les effets spéciaux sont pour moi clairement remarquables ici : minimalistes et de fait, ultra-réalistes) pour donner lieu à une fleur qu'innocemment les enfants récupéreront lors de sorties avec leur inquiétante maîtresse (ce qui montre déjà là un vecteur inquiétant de la contamination : il y a déjà eu sans doute des premiers contaminés qui servent comme "éclaireurs"), ou les quidams curieux tel Elisabeth (Brooke Adams) qui va ramasser cette étrange fleur sans se poser trop de questions. Son compagnon Geoffrey (Art Hindle qu'on retrouve sorti chez Cronenberg à la même période, dans Chromosome 3 (alias l'inquiétant The Brood en V.O, titre originel --"la progéniture" ou "la portée"-- bien plus qu'évocateur) en fera malheureusement les frais.
Cette première partie de film se focalise parfois sur des détails étranges (le cordon du téléphone qui se resserre brusquement, ce curé à la balançoire --caméo de Robert Duvall au passage !), quand la caméra ne fait pas un petit travelling subtil sur un passant, une vieille grand mère. Et par d'autres moments, elle ne s'arrête pas alors qu'un vieillard se fait poursuivre par des hordes de gens, qu'un faciès grimaçant espionne derrière une vitre... Une manière de montrer qu'outre ce qu'Adams et Sutherland observent hélas trop tard, l'invasion ne s'arrête jamais, elle continue, elle enfle. Et le pire c'est que les gens ne réagissent même pas quand des incidents se produisent à répétition dans la rue, Kaufman fustigeant la peur moderne et urbaine (on ne porte pas secours à quelqu'un qui se fait agresser de peur de se faire soi-même agresser) et en faisant la force principale de l'invasion. Comme dans la réalité, les gens ne voient rien, les agressions leurs sont banalisées à ce point que la différence n'existe plus, ce qui les perd. La menace ne vient plus du ciel, mais du sol même, à l'image de ces fabuleux plans de vitres de bus, voiture, d'une caméra portée qui tourne autour de Sutherland et d'Adams pour rendre la ville encore plus abstraite et menaçante qu'elle peut l'être.
La seconde partie du film n'est plus qu'une longue fuite désespérée jusqu'au bout de la nuit (au propre comme au figuré), accroissant la puissance et la terreur sourde du film jusqu'a un final pessimiste et voulu, radical et nihiliste (et espéré, du moins pour moi), qui achèvent et portent ce film au sommet des meilleurs films de SF des années 70, injustement tombé plus ou moins dans l'oubli. Et pourtant, en plus du scénario et du soin dont Kaufman témoigne dans sa mise en scène inventive, les effets spéciaux sont comme je l'ai dit, assez remarquables, voire terrifiants (les cosses et le sound design de Ben "Sabre laser" Burtt, ... une scène avec Brooke Adams qui vous dégoutera même, oui toi lecteur mâle, je te cause, de tomber amoureux). Et puis les acteurs sont tous formidables, quel casting ! Donald Sutherland, Brooke Adams, Leonard Nimoy (Mr Spoke), Jeff Goldblum (très jeune, didjuuu), Veronica Cartwright et même Don Siegel, réalisateur du film original dans un court caméo de chauffeur de taxi bien trop normal et honnête (ça me rappelle la remarque de Quilty (Peter Sellers) sur les gens trop normaux au milieu de gens tous aussi normaux dans le Lolita de Kubrick, allez savoir)...
Le fait d'avoir vu la version d'Abel Ferrara (cf, lien donné au début) avant celle-ci me permet de mieux l'apprécier tout en ne dépréciant pas celle de 1993. Evidemment, même plus faible face au monument de Kaufman, la version de Ferrara a le mérite de livrer quelques idées intéressantes (voir ma chro mais à titre d'exemple justement, les scènes de classe avec tous les enfants, ici inexistants sauf au début et à la fin (ce qui a son importance néanmoins)) et des effets spéciaux bien menés avec une légère pointe d'érotisme inexistant chez Kaufman (sauf à la fin à un moment, encore que...). Si je devais comparer, je dirais que la version de Ferrara travaille plus un certain esthétisme (fondus-enchaîné, photographie) là où Kaufman se base sur un parti pris à la fois documentaire et travaillé dans l'urgence, décuplant son impact pour livrer un excellent film qui écrase toutefois haut la main le film de Ferrara.