Les diamants de la nuit (Jan Nemec - 1964)
"Je n'ai pas voulu séparer la réalité et les souvenirs, à déclaré Jan Němec. L'ensemble doit transmettre une impression de rêve, peut-être comme dans L'année dernière à Marienbad, mais surtout comme dans une peinture de Chagall, où c'est l'ensemble du tableau qui donne une impression d'étrangeté..."
(Marienbad ? Non, Carlsbad - George Sadoul, Les lettres françaises, 24 mars 1966)
Deuxième guerre mondiale. Deux jeunes hommes sautent d'un train de déportés. Presque par miracle, ils gagnent la forêt où ils tentent de survivre. Au cours de leur course éperdue, ils revivent encore et encore des scènes de leur vie d'avant, au milieu d'hallucinations causées par la faim, la fatigue et la peur de mourir. Ils sont bientôt pourchassés par un groupe de vieillards armés...
"Dans les montagnes tchèques, moraves ou slovaques, il y eut beaucoup de ces chasses sauvages en 1942-1945. Dans l'une d'elles, le poête Pierre Unik fut le gibier et son corps ne fut jamais retrouvé. Les diamants de la nuit ont souvent évoqué pour moi, les strophes où dans Le Roman inachevé Aragon chanta la disparition de notre ami, en fuite dans une nature froide et hostile."
(Marienbad ? Non, Carlsbad - George Sadoul, Les lettres françaises, 24 mars 1966)
Il en est des éditeurs courageux pour distribuer tout un pan du cinéma qui nous est inconnu et regorge pourtant de pépites, tel Malavida qui se consacre en grande partie au cinéma Tchèque et polonais et c'est donc par le biais de leurs sympathiques DVDs que j'ai pu découvrir ce joyau noir fascinant, qui marque par ses partis-pris à la limite de la radicalité et de l'abstraction. Dès l'ouverture, le ton est donné dans une photographie d'un noir et blanc sublime et extrêmement granuleux avec ce long travelling d'où nos deux survivants s'échappent de ce qu'on devine un convoi de la mort : tenues de prisonniers dont on se débarasse dans la course, voix allemandes intimant de s'arrêter et coups de feu avant que l'on entende un bruit de train reprendre son chemin. Le peu de paix gagné sera pourtant d'une courte durée car les visions de la faim et de la fatigue s'insèrent lentement, troublant le spectateur puis le forçant à suivre cette odyssée étrange aux limites du mental et de l'onirisme.
Plus le film avance et plus il enchevêtre passé et présent, présent et visions, voire passé et visions (par exemple, rattraper un tramway... encore habillé de la "camisole" (un châle plutôt) des prisonniers qu'on va emmener avec les autres). Qu'est-ce qui est réel quand l'iréel s'en mêle et devient aussi important que lui ? Pas étonnant dès lors que George Sadoul ait fait une petite comparaison avec l'art du montage de Resnais même si le film n'a rien à voir avec le rêve filmique toujours dérangeant et "autre" près de 51 ans plus tard que continue d'être L'année dernière à Marienbad. Car ici, l'histoire ne part pas dans plusieurs directions et temporalités, elle en arrive même à rester fluide et linéaire et la fascination provient en grande partie du fait que "ça marche", les temps et visions ne se chevauchent pas, ils collaborent mutuellement afin de décrire les sensations et la perdition, tous sens dehors, de nos deux survivants en sursis (*)
Il faut dire que pour ce survival, puis simili chasse du comte Zaroff Tchèque soit si prenante, Nemec a su s'inspirer brillamment d'un de ses aînés, l'écrivain Arnost Lustig et l'une des nouvelles de celui-ci issu d'un ouvrage nommé... Les diamants de la nuit. Né à Prague en 1926, l'écrivain avait tout juste 16 ans quand il fut déporté au ghetto Terezin. C'est pendant un transfert à Dachau qu'il réussira à s'échapper d'un transport, à l'instar de nos deux personnages. Il y a donc une forte part autobiographique qui trouve là un écrin personnel et plus que respectueux de la part du cinéaste (dont c'est alors le premier film) envers l'écrivain.
Le plus fort est d'ailleurs sans doute que Nemec ait pu réaliser un film aussi étrange et fort que celui-ci dans une forme stylistique aussi casse-gueule et réussisse à captiver tout le long, proposant même de micro morceaux de bravoure. Ainsi quand l'un des jeunes rentre dans une maison pour piquer de la nourriture et remarque en même temps qu'elle l'observe, la cuisinière qui s'est arrêtée, un couteau à la main. A ce moment, le cinéaste joue à la fois sur la situation présente tout comme le chaos mental du personnage qui s'imagine attaquer la pauvre femme par la force s'il le faut, à travers des répétitions qui ne sont jamais les mêmes : soit elle tombe comme ça, soit comme ci, soit elle l'attend avec un parfum de luxure dans le canapé qui borde la cuisine... La faim fait tout imaginer, surtout le pire. Du coup, même en ressortant avec des tranches de pain qu'on lui a donné, le doute et le malaise restent en nous : ne l'a t-il pas finalement attaquée ? Oui ? Non ? Un doute aussi terrible que celui qui traverse les personnages de bout en bout.
La scène en question sur Youtube....
Le film peut alors se voir au final non pas comme un film de guerre mais un survival doublé d'un fascinant exercice de style qui transcende le tout en un brillant objet poétique. Et si finalement ces diamants de la nuit, c'était ces deux jeunes, encore "purs" car vierges de tous points de vue du spectateur, entre passé et présent mêlés, visions et futur plus qu'incertain ? Ces joyaux teintés d'une humanité qu'elle en brille au fond de la plus obscure des nuits et de l'obscurité de la forêt ?
Un beau film qui hante lentement tel un étrange poison.
(*) Curieusement, via les sensations et moments contemplatifs et décalés qui parsèment le film, je le rapprocherais plus d'un lointain cousin nommé L'enfance d'Ivan d'Andréï Tarkovski même si les deux films n'ont quasiment rien à voir, hormis leur noir et blanc magnifique et leurs visions étonnantes bien à eux qui les affranchissent du carcan de la réalité.