Noô
La très belle couverture Folio, en parfaite adéquation avec le livre.
À la mort de ses parents ethnologues, le jeune Brice part sur leurs traces à la recherche du lac fabuleux d'El Dorado. Or El Dorado n'est pas un lac, ni un mythe... C'est le début d'un voyage initiatique dans la forêt amazonienne où la peur, la faim et la maladie l'entraînent loin, plus loin qu'il ne l'aurait cru. Est-il encore sur Terre ? Qui est vraiment El Dorado ? Que fuit-il ? Qu'est-ce que le Noô, objet de tant de convoitises et de conflits ? À la fois space opera mythique et roman d'apprentissage, Noô est enfin disponible en un seul volume.
Après Le grand silence, mon autre lecture fleuve fut un autre roman de science-fiction celui-là, pourtant bien aux antipodes de l'oeuvre de Robert Silverberg. Là où ce dernier était terrestre est plongé dans d'étranges lentes strates temporelles (lire ma chronique du roman pour comprendre), Noô est à la fois space-opéra dépaysant, récit d'aventure et d'initiation où "découvertes" (tant pour le personnage principal que le lecteur) semble le maître-mot. C'est aussi un roman exigeant qui demandera quelques efforts au lecteur afin que celui-ci soit pleinement emporté.
D'abord la langue. Si les premiers chapitres en forêt amazonienne semblent relativement simples et évoqueront des images évidentes à tout lecteur (Le livre de la jungle, les récits d'expéditions, les oeuvres de Conrad), dès lors que Brice commence à perdre "pied" et est emmené bien malgré lui vers les étoiles, le décollage est imminent et le vocabulaire s'enrichit constamment de mots à chaque pages, produisant presqu'un effet hallucinatoire chez celui qui le lit, un peu comme les effets de "l'euphorine" (tiens, en voilà un bon exemple de mot nouveau, mot-valise dont on se doute qu'il se compose d'euphorie et d'aspirine !), cette drogue en comprimé qui abrutit momentanément celui qui en prend afin de lui faire accepter plus facilement la réalité des choses. Et cette précision et de l'écriture-même et du langage utilisé dans Noô a en effet de quoi vous faire tourner la tête. La meilleure comparaison que je puisse en donner de mon vécu c'est quand je suis allé au Québec à plusieurs reprises. A chaque fois j'ai été dépaysé par ce français qui a poussé et grandit, isolé de tout, quand le pays était abandonné par l'état français et livré aux mains des anglais.
C'est cette hybridation étonnante de la langue qu'on a affaire dans Noô puisque la majeure partie des peuples vivant à plusieurs années lumières sur les planètes de Soror et Candida parlent en grande partie le français ! Sans rentrer trop dans les détails et déflorer la fascination et le mystère qu'entretient le livre, on précisera qu'à une époque très lointaine, une race d'extra-terrestres, les Fâvds ont déporté pas mal d'humains avec leurs animaux domestiques (chiens et chevaux). Il y a donc un parallèle entre la civilisation humaine terrienne et celle de Soror comme il y en a eu entre les gens de France et ceux qui vécurent dans les colonies française, notamment le Québec. D'ailleurs les noms des lieux et villes ne peut qu'y faire penser à nouveau. Si je vous dis Trois rivières, vous me dites que c'est au Québec. Soit. Si je vous dis Cent-Rivières et Grand'Croix... C'est Soror.
========
"_ Je répète qu'il n'y avait qu'un seul navire, qui ne pouvait prendre le large qu'à une seule date prévue très longtemps à l'avance, inéluctable.
Tiens, c'était un navire maintenant. Mais Jouve enchaînait sans me laisser loisir d'examiner les nuances distinguant un bateau d'un navire :
_ Ou bien, je m'acharnais à te ramener sain et sauf dans ta civilisation en renonçant à rejoindre mon propre pays. Ou bien je te laissais crever au milieu des Indiens, solution que je cite seulement pour mémoire... Ou encore, t'arrachant à toute cette pourriture, je t'embarquais avec moi dans la cabine de ce navire bien propre où j'avais tout à ma disposition pour te soigner convenablement... Et tu sais ce que j'ai choisi.
Les phrases se suivaient en accumulant des ambiguïtés : "ta civilisation", "mon pays", "la cabine", fausses notes, nuances reposant sur un choix troublant des possessifs et des articles... Il avait dit "prendre le large", et ce n'était pas en principe un terme de navigation fluviale... L'idée d'un port se confirmait. Mais un port dans la Parima !... Et puis qu'est-ce que tout cela venait faire dans les voyages interplanétaires ?... Il tournait encore autour du pot... Mais non, il était normal qu'il reprît toute l'histoire à son début...
L'après-midi mûrissait. Loin au dessus de la mer, un vol d'oiseaux traçait des accents circonflexes sur un soleil rouge et jaune. La brise apportait des cris aigres et des relents de saumure. Jouve cognait sa pipe contre la portière pour la vider dans le sable. Il dit :
_ Nous nous sommes connus le 10 septembre 1938. Nous avons quitt la terre le 17. Et toutes ces dates ne signifient plus rien.
Ambiguïtés, toujours, confusion, désordre des images dans ma tête. Je pensai au grand port le plus proche de l'Amazone, mais je savais déjà quelque chose que mon bon sens repoussait désespérément. Et je savais que j'allais sortir une ânerie quand une voie sourde franchit mes lèvres :
_ Nous sommes partis de Bélem ?
_ Je n'ai pas dit "nous avons quitté la terre ferme" mais "nous avons quitté la Terre !" Le navire nous a emportés tous deux dans le ciel, parmi les astres...
Et rrrhan ! Je reçois ce direct en plein coffre !"
(p.118-119)
========
Ensuite les descriptions. Noô est dès le début pensé comme une grande fresque.
Si Stefan Wul commence la rédaction en 1972, le roman ne paraîtra fini qu'en 1977, mettant fin à près de 18 ans de silence étant donné qu'avant ça, il faut remonter à 1959 avec Odyssée sous contrôle. On a dès lors l'impression que Wul met clairement ses tripes pour ce qui est d'ailleurs son dernier roman. Jamais auparavant dans les oeuvres majoritairement plus courtes n'y avait-il autant de descriptions, de détails minutieux de cet univers mis en place. A l'instar d'autres écrivains, Wul scinde le livre en plusieurs parties, n'oubliant pas même à la fin un petit "lexique de noômologie" de 43 pages (le roman est un joli pavé avoisinant les 670 pages) faisant à la fois office de conclusion, porte de sortie, dico... Ce n'est pas forcément comparable aux appendices à la fin du Dune de Frank Herbert mais la volonté et le but en sont assez similaires.
Toujours dans cette volonté d'offrir un voyage (ultime ?) à son lecteur, on découvrira de long en large la géographie de deux planètes (Soror et Candida), les animaux et la flore, les véhicules (étonnantes repteuses flottantes sur les routes tel le skate-board du héros de Retour vers le futur ! Et les vols en kélides qui n'ont rien à envier à nos dirigeables et avions), les sensations (et elles sont nombreuses !), les moeurs de la population... Une grande part est laissée à la biologie de cet univers afin de témoigner d'une évolution autre, plus proche de la nature et de certaines idées un brin utopiques liées aux années 70 tout en étant d'un certain pessimisme. Si La Terre a évoluée sous l'égide de l'industrialisation et de la mécanisation, les mondes de Soror utilisent la génétique et l'écologie pour régir une bonne partie de leurs principes. C'est assez difficile à décrire mais les exemples ne manquent pas dans le roman, de cette école construite dans un arbre immense sans l'entraver à Grand'Croix en passant par des combinaisons pulvérisables où l'on s'asperge d'une espèce végétale poussant sur l'épiderme afin de supporter les intempéries et baisses de températures tout en voyageant incognito et sans être repéré par d'autres humains (c'est vrai qu'en étant comme un lichen géant au sein de lichens encore plus géants à 21545 années lumières et j'en passe de la Terre, on relativise facilement). Cf extrait ci-dessous.
========
"Je pose en frissonnant mes fesses sur le siège rouillé. Jouve me fait remettre debout, brandit une bombe vaporisante et m'asperge des pieds à la tête... On conviendra que mon existence en dents de scie m'avait habitué à l'imprévu. Mais alors là, tout de même, j'avais beaucoup de questions à poser !
Nous passions un noeud de triage où les trains de curseurs se croisaient de toutes parts, dans un bruit de ferraille rendant tout commentaire impossible... Brève consolation : je n'avais plus froid, mais la peau se mettait à démanger comme mille diables...
_ Ne te gratte pas ! hurla Jouve dans mon oreille. Cela va passer dans cinq minutes !
Tout nu, il se vaporisait à son tour. Et le spectacle de ce grand moustachu à poil, cramponné dans cette boîte de conserve ambulante et s'humectant avec soin les détails de l'entrejambe me fit exploser de rire... Il y avait surpression d'absurde et l'aiguille du manomètre avait passé le point rouge ! J'en pleurais !
Sourire aux lèvres, Jouve me tapotait l'épaule. Et comme il me tendait la bombe pour me demander, toujours par gestes, de lui vaporiser le dos, j'eus deux ou trois rechutes d'hilarité douloureuse avant d'achever l'opération.
Il fallait saisir au moins un fragment de bon sens dans cette énorme farce, et, une fois calmé, je lus la notice imprimée sur le récipient :
"Mycetose arlecchine. Tétra-composition bryomycétique assurant l'ensemencement rapide des couches sous-dermiques..."
Suivait l'énumération jargonesque, en milliards de germes, de deux micro-algues et de deux micro-champignons assurant un excellent barrage contre la lèpre creuse (Bacillus terebrans) et autres joyeusetés s'embusquant dans les sous-sols et dans les forêts tropicales.
J'envoyai la bombe vide par dessus bord.
Notre véhicule ralentissait. Il stoppa enfin contre le wagonnet précédent, fut tamponné par-derrière et resta suspendu au dessus d'un lac de liquides immondices. A dix mètres en dessous, un vaure bondit brusquement à mi-hauteur et, renonçant à des proies trop inaccessibles, se laissa réengloutir.
Je regardai Jouve. Au clair d'une lampe de la voûte, son corps me semblait soudain poudré de vert et comme revêtu de moisissures. Je constatai le même phénomène sur mes mains, mes cuisses. Les démangeaisons avaient cessé.
_ Mycose arlequine, dit Jouve.
Oui, bon ! J'avais compris cela par la notice. Mais était-il bien nécessaire de nous innoculer cette cochonnerie ? Et combien de temps allions-nous la garder ?"
(p.279-280)
========
Je me souviens avoir acheté le livre bien plus jeune au début des années 2000 dans son édition Folio SF (il est depuis décembre 2014 aussi réédité dans les superbes grosses "Intégrales Stefan Wul" aux éditions Bragelonne) mais éprouvé quelques difficulté à le lire à l'époque. En fait, j'avais été emporté dedans mais une fois décroché par erreur, impossible de m'y remettre, perdre le fil était alors une erreur regrettable. Je pense aussi que j'avais la flemme de m'y remettre tellement le vocabulaire, l'univers et sa richesse me faisaient tout autant peur que les nombreuses considérations sociales et métaphysiques que contiennent le roman. Un roman qui fut d'ailleurs même refusé par plusieurs éditeurs à l'époque avant que l'un d'eux n'accepte. Je pense qu'en fait je n'étais alors pas encore prêt puisqu'en décidant de m'y replonger une décennie plus tard, cette fois je suis allé jusqu'au bout du voyage. Et même, arrivant aux dernières pages, je souhaitais que l'aventure ne s'arrête pas, qu'on me balance 500 pages de plus, c'est dire ! L'imagination de Wul est addictive. Très addictive.
Et c'est en vous conseillant ce roman fleuve, ce roman-univers magistral que je choisis de m'envoler vers d'autres mondes dont je ne peux plus me passer...